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Le Printemps arabe n’a rien à voir avec le conflit israélo-palestinien

Interview de Frédéric Encel, propos recueillis par Steve Nadjar

 

Dans un petit essai incisif, «  De quelques idées reçues sur le monde contemporain », le géopolitologue Frédéric Encel s’attaque aux représentations erronées de la réalité internationale.

Actualité Juive : Vous faites un sort à l’idée si souvent entendue que la perpétuation du conflit israélo-palestinien serait à l’origine de l’instabilité du monde arabe. Quel regard portez-vous dès lors sur l’insistance de l’administration Obama II pour régler cette question présentée comme urgente par John Kerry ?

 

Frédéric Encel : En effet, le Printemps arabe n’a strictement rien à voir avec le conflit israélo-palestinien, contrairement à ce que tentent de faire accroire les anti-israéliens patentés. C’est du reste l’une des raisons expliquant la faiblesse relative de l’investissement diplomatique américain quant à la résolution du conflit. Bush père avait tenté une approche (Madrid), Clinton également (Oslo et Camp David) et de façon plus active encore, mais depuis, les efforts se sont tassés. Certes, Barack Obama a tenté de 2009 à 2011 de peser sur les acteurs israéliens et palestiniens, mais sans menaces de sanctions. Aujourd’hui, un John Kerry a beau accompagner un nouveau processus de paix, il ne dispose pas des outils nécessaires pour emporter la décision. La réalité, c’est qu’à Washington, Moscou, Pékin et peut-être même Bruxelles, on considère ce conflit comme un contentieux secondaire au regard d’autres questions beaucoup plus graves, à commencer par le nucléaire iranien et la guerre syrienne.

 

“Du printemps à l’hiver arabe”: l’évolution des révolutions arabes démarrées en 2011 a suscité des réactions très négatives. On aurait eu tort de soutenir le Printemps arabe. Or vous expliquez que les régimes autocrates étaient à bout de souffle et qu’ils n’étaient pas nécessairement moins néfastes que les pouvoirs islamistes qui leur ont succédé…

 

Les vieilles autocraties corrompues étaient effectivement coresponsables – par leur violence et leur impéritie socio-économiques – de la montée en force des Frères musulmans et autres salafistes. Ces régimes étaient vermoulus et ont chuté en quelques semaines, la Syrie demeurant un cas spécial. Quand bien même aurait-on décidé, en Occident, de les soutenir encore un temps et à bout de bras, les populations arabes y auraient vu un insupportable impérialisme. Et qu’y aurait-on gagné ? Rien. Les révolutions arabes doivent poursuivre leur propre développement, comme cela s’est passé en France et ailleurs. Et si nous devons défendre quelqu’un, ce ne sont pas des dictateurs – ni naturellement les islamistes radicaux, mais les démocrates qui furent à l’origine du printemps arabe.

 

Pourquoi l’idée de choc des civilisations, popularisée par Samuel Huntington, relève selon vous “au mieux de l’amateurisme géopolitique, au pire de l’escroquerie intellectuelle” ?

 

Huntington a établi de vastes ensembles à coups de crayons et de préjugés grossiers. Il y aurait une civilisation africaine, sous prétexte que sur le continent subsaharien les gens sont noirs. C’est grotesque !Dans cette vaste zone peuplée de bientôt un milliard d’hommes, on pratique des centaines de langues, de coutumes, de croyances et de perceptions du temps, de l’espace, de la nature, de la guerre et de la paix différentes. Il fait de même pour l’Asie orientale et d’autres régions. Quant au monde arabo-musulman, s’il incarnait une civilisation particulière, pourquoi tant de clivages nationaux, ethniques, religieux et idéologiques le déchireraient depuis fort longtemps déjà ?

 

Vous rappelez, dans la lignée de votre maître Yves Lacoste, que la géographie demeure un élément déterminant de toutes les guerres. Procédons à une étude de cas : quelles sont les données géographiques fondamentales de la crise nucléaire iranienne ?

 

Trois éléments géographiques caractérisent la crise iranienne. 1) L’Iran borde le Golfe arabo-persique et le détroit d’Ormuz, avec leur noria de super-tankers qui approvisionnent encore une partie du monde en pétrole brut. 2) Les ennemis – affirmés ou pas – de Téhéran se trouvent à portée de ses missiles : l’Arabie Saoudite et, naturellement, Israël. 3) Outre Ormuz, des ressources énergétiques faramineuses et pas trop chères à l’exploitation, un balcon sur la Caspienne et le Caucase stratégiques, un accès à l’océan Indien, ou encore une longue frontière avec l’instable et dangereuse “Afpak” (Pakistan et Afghanistan). Tout cela constitue une rare conjonction géostratégique !

 

Article publié dans le no 1284 d’Actualité Juive paru jeudi 9 janvier 2014.

 

Frédéric Encel, « De quelques idées reçues sur le monde contemporain. Précis de géopolitique à l’usage de tous », éditions Autrement, 2013, 170 pages.

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