TRIBUNE

L’annonce du nombre de Français juifs migrant en Israël est devenue, depuis quelques années, un moment de l’actualité politique française, précisément depuis 2000 et le début de la deuxième Intifada. Alors que l’alya de juifs de France n’est pas un phénomène nouveau – il aurait concerné plus de 90 000 personnes depuis la création d’Israël en 1948 – l’augmentation nette des violences antisémites a donné aux départs une signification nouvelle. Pouvoirs publics et médias scrutent, avec inquiétude, des chiffres passés d’environ 2 500, en 2004, à plus du double dix ans plus tard. 2014 s’annonce comme une année record. L’affaire Dieudonné, les meurtres antisémites commis par Mehdi Nemmouche, la poussée du Front national et les incidents en marge de manifestations pro-palestiniennes n’y sont évidemment pas pour rien. On s’oblige à préciser – comme pour se rassurer – que le nombre de retours vers la France de ceux qui n’ont pas réussi à s’intégrer à Tel-Aviv, Jérusalem ou Haïfa, n’est pas connu et qu’il serait conséquent (jusqu’à un tiers des partants).

L’angoisse d’une partie des juifs de France est indéniable. Il suffit d’écouter les déclarations des dirigeants communautaires ou de lire la presse juive pour s’en convaincre. L’émigration vers Israël n’est toutefois pas réductible à une «alya de la peur». Aux facteurs répulsifs, qui incitent à partir des Français qui ne se posaient pas jusqu’alors la question de leur appartenance à la communauté nationale, s’ajoute l’attractivité d’Israël. L’appel du sionisme, seule idéologie du XIXe siècle à avoir été réalisée et à perdurer, ne doit pas être négligé. Les juifs, qui ont décidé de quitter la France, n’évoquent pas seulement l’antisémitisme croissant dans les banlieues, mais aussi un désir de réalisation d’un projet national, un désir de réalisation de soi. Kurt Blumenfeld, leader et intellectuel sioniste – et par ailleurs mentor de la jeune Hannah Arendt dans cet engagement – avait théorisé, dès les années 20, le retour à Sion comme un accomplissement de soi, une réconciliation du juif avec son être intime et son identité véritable.

Pour nombre de juifs français, partir en Israël est aussi un acte religieux. La division d’Israël en communautés étant très marquée, faire son alya permet de se retrouver dans des quartiers homogènes, où le respect du shabbat et des pratiques religieuses juives sont la norme. La multiplication des départs de France peut ainsi être vue, entre autres, à travers le prisme de l’éducation juive telle qu’elle s’est développée depuis les années 70 : les écoles juives et certains mouvements de jeunesse sionistes sont le creuset de l’alya. Signe intéressant, l’enseignement de l’hébreu s’est grandement diffusé, et les jeunes qui partent après leurs études sont bien mieux préparés que leurs aînés.

Si l’alya française est notamment le résultat de l’intensification de la pratique religieuse chez une partie des juifs français, elle est aussi paradoxale : elle peut être à la fois mue par une volonté de se retrouver dans un milieu homogène et en même temps s’inscrire dans un mouvement général de mondialisation qui favorise l’ouverture à l’international. A l’heure d’Internet, des vols low-cost et de l’extension des échanges universitaires, les migrants restent en contact avec la France. Certains habitent à Tel-Aviv et travaillent à Paris, réalisant ce qu’on a pris l’habitude d’appeler l’«alyah Boeing».

D’autres expressions de ce type ont émergé au cours des dernières années. L’«alya Miami» désigne ces retraités français qui s’installent dans les villes côtières israéliennes, à l’instar des septuagénaires américains qui profitent du soleil de Floride. Quant à l’«alya fiscale», elle fait référence aux avantages fiscaux que l’Etat d’Israël – dont le gouvernement pratique une politique économique très libérale – accorde aux nouveaux immigrés. Car l’alya peut également être motivée pour des raisons économiques. Partir en Israël, c’est aussi chercher à s’intégrer dans un pays en plein développement, une «nation start-up» dynamique et créative qui connaît un succès insolent dans le domaine de la haute technologie et des industries culturelles.

En somme, Israël est vu par ceux qui s’y installent tantôt comme un refuge – ce qui n’est pas le moindre des paradoxes compte tenu de la fréquence des affrontements israélo-palestiniens – tantôt comme un «foyer national» et spirituel, mais aussi comme un eldorado qui contraste avec les pesanteurs de la France. L’alya n’est donc pas qu’une conséquence de la hausse de l’antisémitisme ; c’est aussi un reflet du marasme qui touche notre pays.