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#UnBonJuif: quelles retombées sur les pratiques numériques?

Après plusieurs mois de bras de fer judiciaire entre Twitter et cinq associations de défense des droits de l’Homme à la tête desquelles l’Union des étudiants juifs de France (UEJF), le réseau social américain a finalement accepté de collaborer avec la justice française en lui transmettant des données permettant l’identification des auteurs de tweets antisémites, en supprimant les propos illicites et favorisant le signalement de tels contenus. Décryptage avec Jérémie Zimmermann, porte-parole de La Quadrature du Net et le président de l’UEJF, Jonathan Hayoun.

En octobre 2012,les hashtags #unbonjuif et #unjuifmort sont apparus sur Twitter, accompagnés par une vague de blagues antisémites. A l’époque, l’UEJF, J’accuse!, SOS Racisme, le Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (Mrap) et la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (Licra) ont assigné en justice le site de micro-blogging. Si elle met fin au litige, la récente décision de Twitterde livrer les noms des utilisateurs à la justice et de supprimer les propos illicites n’est pas sans conséquences sur la responsabilité du site américain et le comportement de ses utilisateurs. Décryptage avec Jérémie Zimmermann, porte-parole de La Quadrature du Net et le président de l’UEJF, Jonathan Hayoun.

La décision de Twitter annonce-t-elle le risque d’une censure privatisée?

Jérémie Zimmermann : Tout en comprenant le combat légitime de l’UEJF, il faut faire attention à ce que de tels combats ne donnent pas le prétexte à la généralisation d’une censure privatisée de la part de Twitter à partir du moment où il a le choix de supprimer certains types de contenus, considérés en l’occurrence comme “manifestement illicites”. En vertu de la Loi pour la confiance en l’économie numérique (2004), ce type de contenus est signalé à la connaissance de l’hébergeur et si celui-ci ne l’enlève pas promptement il peut en être tenu pour responsable. Si l’on peut s’entendre sur le fait qu’un appel à la violence raciste, antisémite ou homophobe est manifestement illicite,  est-ce forcément le cas d’une mauvaise blague comme l’ont été certains tweets sous les hashtags #unBonJuif ou #unJuifMort ? Mis à part des atteintes flagrantes, étendre le périmètre d’interprétation de cette notion implique que des entreprises numériques privées, principalement guidées par la logique commerciale, vont être amenées à décider de la licéité ou non de certains propos, en imposant par là-même leurs choix moraux aux utilisateurs. C’est déjà le cas de Google et sa plateforme Youtube via le service Content ID, ouFacebook qui élimine de façon systématique tout ce qui ressemble à un téton. Or, selon moi, c’est au juge que revient cette prérogative dans un Etat de droit.

Jonathan Hayoun : Il est communément admis que des propos racistes ou antisémites soient jugés manifestement illicites lorsqu’il s’agit d’un appel au meurtre. A titre d’exemple, un élu de la République qui appelle à envoyer des cocktails molotov sur des camps de Roms sur Twitter peut être poursuivi et Twitter peut en porter la responsabilité. Je suis d’accord sur le fait qu’il revient au juge de trancher dans les cas plus incertains. Mais il me paraît impossible d’avoir autant de juges que de propos manifestement illicites sur les réseaux sociaux. A partir de là, n’est-ce pas également à l’acteur du numérique d’avoir une responsabilité dans le jeu social et de prémunir son espace de ces messages de haine ? Bien entendu, l’internaute qui se voit retirer son propos doit avoir la possibilité d’une voie de recours… Ce qui n’est pas le cas pour le moment. Notre action a la vertu pédagogique de montrer que l’on ne peut pas tout dire et tout faire sur Internet, et qu’il y a des lois françaises qui fixent des limites aux messages publiés sur les réseaux sociaux et responsabilisent les géants du net.

Quelles sont les implications du signalement des tweets ?

Twitter a mis en place un dispositif de signalement destiné aux utilisateurs à la demande des juges. Tout utilisateur peut signaler un contenu multimédia qu’il estime illégal. Si un utilisateur voit ses propos signalés à leur tour, la mention “potentiellement sensible” y sera apposée. Il ne bénéficie en outre d’aucun recours contre la décision de l’équipe du site, d’avertir ou non de l’illégalité de ses contenus. En France, la ministre des Droits des femmes, Najat Vallaud-Belkacem a proposé en janvier dernier de travailler avec Twitter et “en lien avec les acteurs associatifs les plus concernés”, à la mise en place de procédures d’alerte et de sécurité.

Jérémie Zimmermann : Ces signalements m’inquiètent beaucoup. Qu’en fera le réseau social ? Les gardera-t-il pour lui, les supprimera-t-il ? Plusieurs solutions semblent s’offrir à Twitter :
– la plus rentable économiquement : mettre le signalement à la poubelle et ne rien faire – ce qui est hypocrite –  ou l’effacer systématiquement.

– un certain nombre de signalements pourraient également mener à la suppression du compte Twitter. S’il suffit que je signale tous les propos d’un opposant politique pour qu’il soit supprimé… cela ouvre la porte aux abus en tout genre.

– enfin une solution plus coûteuse mais tout aussi menaçante serait d’élaborer des algorithmes, de programmer des robots qui définiront ce qui semble être des signalement légitimes, sous certaines conditions. Ce qui confirme les risques d’une justice parallèle menée par le site.

Jonathan Hayoun : La solution pour Twitter ne peut pas être dans les algorithmes. Des ordinateurs ne sont pas en mesure d’apprécier la valeur subjective de certains propos. Le géant américain va-t-il devoir employer une batterie de spécialiste de droit ? ou faut-il graduer le traitement de certains signalements? En tout cas, nous n’avons pas accepté le statut“d’informateurs privilégiés”  qu’a proposé Najat Vallaud-Belkacem dans cette démarche de signalement.

Est-il capital de préserver l’anonymat sur  pseudonymat préservé

Réagissant à la dernière décision en date de Twitter, la ministre de l’Economie Fleur Pellerin a déclaré à l’AFP : “C’est la fin de l’impunité pour les personnes qui se rendent coupables d’infractions pénales et qui se réfugiaient derrière l’anonymat ou le pseudonymat pour se faire, mais ça ne remet bien entendu pas en cause l’anonymat ou le pseudonymat pour l’immense majorité des utilisateurs”. Des propos qui semblent confirmer de l’importance de ces pratiques sur internet.

Jonathan Hayoun : Toute personne qui souhaite s’exprimer de manière anonyme est en droit de le faire. Je trouve à ce sujet problématique que Facebook et Google incitent leurs utilisateurs à mettre leurs vrais noms. L’anonymat doit être plus que jamais défendu sur Internet, sauf s’il doit servir de couverture à une attitude illégale. J’espère que cette affaire responsabilisera internautes et leur fera prendre conscience que ce qu’ils disent sur les réseaux sociaux et le web en général . Des propos qui font partie du domaine public et qui ont inévitablement des conséquences.

Jérémie Zimmermann : Il est indispensable de toujours se rappeler que le discours anonyme ou pseudonymisé fait partie intégrante de la liberté d’expression, au sein du débat public comme au quotidien. On observe d’ailleurs aujourd’hui une offensive en règle de la part de ceux qui aimeraient bien contrôler les communications, contre le discours anonyme que l’on greffe sur des choses abstraites comme la cyber-guerre par exemple pour pouvoir bânir le discours anonymes sur le net – et c’est extrêmement dangereux.Aussi, l’anonymat n’existe pas vraiment sur internet. On laisse tous des traces.
On peut cependant le faire lever dans le cadre d’une enquête de police ou d’une instruction si cela est nécessaire.

La liberté d’expression mise en jeu

Jonathan Hayoun : Depuis longtemps déjà en France, on a réussit à ce qu’une agression verbale comme “un sale juif”, “sale noir” ou “sale arabe” dans la rue ne reste pas impunie. Renoncer à cela sur Internet aurait des conséquences néfastes sur l’ensemble de la société. La conception française de la liberté d’expression lui impose des limites. Selon moi, on la défend mieux quand on accepte ces limites et lorsqu’on sait être responsable de ces mots, devant un tiers. En effet, l’auto-responsabilité ne fonctionne pas collectivement on y fait référence notamment dans cette action en justice où la loi fait tiers dans cette affaire. Dans le cas contraire, Internet risquerait de devenir une zone de non – droit.

Jérémie Zimmermann : Est-ce qu’il n’est pas le moment d’appeler à repenser la liberté d’expression dans son ensemble à la lueur des technologies numériques et d’un espace globalisé d’expression et d’information? On est aux balbutiements de prendre la mesure de cette nouvelle capacité universelle d’expression et de participation au débat public. Il y a dix ou vingt ans, le débat pubic  était  réservé aux  politiciens, aux journalistes et à quelques stars du showbiz. Cela fait très peu de temps que l’on a potentiellement tous une participation à celui-ci. D’après le porte-parole de l’association French Data Network et Benjamin Bayart,  “la presse imprimée a appris au peuple à lire, internet va lui apprendre à écrire” :  en tant que société sur le net, on est au stade d’une adolescence du débat public universel. Il faut donc être extrêmement vigilant dans les choix de société que va devoir faire à l’avenir:  il ne faut pas qu’ils ferment la porte à cette expression véritablement universelle et décentralisée et entamer la liberté d’expression.  Ces choix ne devront pas non plus donner des pouvoirs disproportionnés à aux grands acteurs privés du Net.

Les Inrocks, Marie Meunier, 18 juillet 2013.

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