Pour ou contre l’anonymat sur internet ?

La ligue du Lol, l’affaire Griveaux… régulièrement, des élus veulent lever l’anonymat sur internet. En juillet dernier, le Premier ministre Jean Castex a même comparé les réseaux sociaux au « régime de Vichy ». Plus récemment, après l’assassinat de Samuel Paty à Conflans-Sainte-Honorine, le débat est une nouvelle fois revenu sur la table, par la voix de Xavier Bertrand, président de la région Hauts-de-France et de Jean-Michel Blanquer, ministre de l’Education nationale.

Alors, faut-il conserver l’anonymat sur internet ? D’un côté, Noémie Madar, présidente des étudiants juifs de France s’y oppose, en particulier au principe du pseudonyme sur les réseaux sociaux. De l’autre, Romain Pigenel, enseignant en communication digitale à Sciences Po, y est favorable.

CONTRE – Noémie Madar, présidente des étudiants juifs de France (UEJF)

« Masqués dans l’espace public et anonymes sur les réseaux sociaux, est-ce le monde qui se dessine pour notre génération ?

Depuis vingt ans, sur Yahoo !, Twitter, Facebook, YouTube, Instagram, Tiktok ou Snapchat, nous constatons que les réseaux sociaux ont été dénaturés par des individus malveillants et haineux, souvent organisés en meute qui pratiquent le cyber harcèlement, défendent des idéologies mortifères et touchent une audience de plus en plus large. Ce phénomène s’est accentué pendant le confinement du printemps 2020 où seuls 11 % de contenus haineux signalés par l’UEJF sur Twitter ont été effectivement supprimés, et ce, malgré leurs obligations légales. Aujourd’hui, les grandes plateformes font primer l’enjeu financier sur leur responsabilité sociétale, il est temps que cela cesse.

Il est illusoire de croire que l’anonymat en ligne existe et que certains voudraient le supprimer. La loi pour la confiance en l’économie numérique de 2004 prévoit que les plateformes, en tant qu’hébergeurs ont l’obligation de supprimer ‘promptement’ des contenus ‘manifestement’ illicites signalés par des utilisateurs et de fournir à la justice française les adresses IP authentifiantes des auteurs de ces messages haineux. Les individus qui ont félicité publiquement le terroriste islamiste qui a assassiné Samuel Paty il y a quelques jours ont été, fort heureusement, retrouvés rapidement par la justice et seront condamnés.

Il n’y a pas de dichotomie entre le réel et le virtuel. Les auteurs des propos haineux savent que les mots peuvent être des armes. Ceux qui harcèlent, souvent en meutes, des individus pour ce qu’ils sont, ce en quoi ils croient, ceux qu’ils aiment ou ce qu’ils incarnent ont développé un sentiment d’impunité qui favorise les menaces de morts. Les victimes savent également que les procédures judiciaires sont longues, coûteuses, laborieuses et qu’il leur sera difficile de retrouver les auteurs s’ils se cachent derrière des pseudonymes. Mila, cette lycéenne harcelée par des milliers d’individus sous pseudonymes est devenue le symbole de cette difficulté à protéger les victimes, à punir les auteurs et à retrouver ceux qui se cachent derrière ces pseudos.

Il y a aujourd’hui une rupture d’égalité devant la loi entre le réel et le virtuel. Cette rupture d’égalité bénéficie à ceux qui incitent à la haine en utilisant l’anonymat ou le pseudonymat. Pour les combattre, l’Etat doit décupler les moyens humains, matériels et financiers de la plateforme Pharos, former les magistrats à ces phénomènes complexes ou encore obliger les plateformes à se tenir responsable pour leurs actions en France. Il faut également que les plateformes fournissent rapidement et promptement les adresses IP pour que ceux qui se pensent intouchables soient retrouvés et condamnés efficacement. Et mettre ainsi fin au sentiment d’impunité permis par le pseudonymat.

Le défi vertigineux n’est pas celui qui consisterait à interdire par principe l’anonymat, dont on sait combien il a été précieux lors des révolutions arabes pour protéger les opposants persécutés par des Etats totalitaires. Le vrai défi est celui de garantir que la liberté d’expression soit accompagnée, comme toute liberté, de l’engagement possible de la responsabilité de celui qui exerce ce droit. Cette responsabilité ne peut exister que si et seulement les individus ont conscience qu’ils peuvent être retrouvés rapidement derrière leur pseudo.

Nous refusons ce monde où le tout masqué, réel ou virtuel, favorise le repli, la méfiance et la haine, où le schéma des bénéfices financiers prime sur la loi française. ‘Le visage de l’autre m’oblige’ écrivait Emmanuel Levinas, le pseudonyme ne peut demeurer une excuse pour proférer de la haine au visage de cet autre. »

POUR – Romain Pigenel, enseignant en communication digitale à Sciences Po, ancien conseiller de François Hollande et directeur adjoint en charge du numérique du Service d’Information du Gouvernement.

« ANONYMAT SUR INTERNET – A interdire’. Ainsi aurait commencé le Dictionnaire des idées reçues, si Flaubert l’avait écrit en 2020. La révolution numérique étant un sujet infiniment complexe, et le débat public ayant besoin de ‘solutions’ radicalement simples, ‘l’anonymat’ sur Internet – et les appels à le proscrire – est devenu le marronnier qui repousse à chaque débat sur la haine en ligne. Coupable facile, mais qui n’existe pas : dans la plupart des cas, on parle du pseudonymat, autrement dit du nom qu’utilise l’internaute pour communiquer sur un média social. Et comme le démontre régulièrement l’actualité, la police et la justice parviennent quasi systématiquement à remonter à l’identité réelle derrière un tel pseudonyme, en cas de comportement délictueux.

Si nul n’est réellement anonyme sur Internet, faut-il interdire le pseudonymat, pour combattre les discours haineux, infox et autres théories du complot ? L’argument est simple : sous pseudonyme, on serait plus enclin à mentir, troller, menacer. Peut-on conjecturer à partir de là que contraindre chacun à communiquer sous son vrai nom ferait disparaître ces pathologies numériques ? Les faits contredisent cette prédiction. Les vidéos qui ont appelé au lynchage de Samuel Paty ont été tournées à visage découvert. Dans un tout autre registre, des personnalités publiques mentent ou tweetent des propos haineux – confère @realDonaldTrump – et leurs discours sont d’autant plus dangereux que leur nom leur donne un certain crédit.

A contrario, le pseudonymat offre une protection et un espace de liberté à des internautes qui n’oseraient pas communiquer sous leur vrai nom, pour leur sécurité personnelle ou par devoir de réserve. On l’a encore constaté ces derniers jours avec les nombreux témoignages d’enseignants, par ce biais, sur leurs conditions de travail et l’enseignement de la laïcité à leurs élèves. L’interdiction du pseudonymat ne dissuaderait pas les plus enragés ; elle musellerait, en revanche, tous ceux qui n’ont pas les moyens de parler librement. Elle ne changerait rien au contexte problématique de fond, celui de la massification continue des communications en ligne.

Que faire, alors, face à la spirale de haine et de désinformation dans laquelle s’enfonce Internet ? Agir simultanément sur quatre plans. Légal, en sanctionnant systématiquement ce qui tombe sous le coup de la loi, à commencer par le harcèlement en ligne. Educatif, en enseignant le fonctionnement du web et les ‘bonnes manières’ numériques aux enfants, à l’école et dans le cadre familial.

Politique, en donnant aux services de l’Etat concernés – on pense par exemple à la plateforme Pharos – des moyens proportionnés au volume des échanges en ligne. Régulatoire, en mettant les plateformes face à leurs responsabilités. Leur modèle de développement, consistant à grossir le plus vite possible sans penser leur responsabilité civique, ni dimensionner en conséquence leurs moyens de modération, n’est plus acceptable. Aux législateurs d’y mettre bon ordre. »

Lien de l’article : @articlesleséchos

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