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“L’Antisémitisme à gauche. Histoire d’un paradoxe, de 1830 à nos jours”, de Michel Dreyfus

Depuis le déclenchement de la deuxième Intifada, à l’automne 2000, et la hausse des incidents visant les juifs en France qui l’a accompagnée, un débat fait rage. Celui-ci porte non seulement sur l’appréciation de cette “vague” de violence, mais aussi sur la nature de l’antisémitisme qu’elle charrie.

L’ouvrage de Michel Dreyfus, historien du syndicalisme et du communisme, apporte une contribution importante à la controverse, même si l’intérêt principal de son livre demeure le voyage très documenté qu’il propose à travers l’antisémitisme de gauche, de 1830 à la période la plus contemporaine.

La démonstration vise explicitement à réfuter les thèses du sociologue Pierre-André Taguieff, plus ou moins relayées par le philosophe Alain Finkielkraut. Dans les nombreux essais qu’il a consacrés à cette question, Taguieff suggère en effet que la nouvelle poussée antijuive ne relève plus d’un antisémitisme “classique”, chrétien ou racial, mais résulte d’une alliance “islamo- gauchiste” entre les intégristes musulmans et une partie de l’extrême gauche. Il propose un nouveau mot pour qualifier un phénomène qu’il estime inédit : la nouvelle “judéophobie”. Par ce tournant supposé, la gauche fermerait une parenthèse ouverte depuis l’affaire Dreyfus, celle de l’intransigeance face à l’antisémitisme. Dans cette dérive, elle retrouverait son vieux “fond” de préjugés, nourris par les socialistes utopiques aussi bien que par Marx, assimilant les juifs à l’argent et au capitalisme…

PERSONNALITÉS MARGINALES

Cette défection, si défection il y a, est en tout cas vivement ressentie comme telle par de nombreux juifs de France, notamment chez les jeunes, comme l’a montré une enquête récente (La Condition juive en France, PUF, 142 p., 20 €). Un constat repris à son compte par Michel Dreyfus, qui souligne par ailleurs que les”manifestations” d’antisémitisme ont touché jusqu’à 5 % des établissements scolaires en 2004.

L’auteur juge toutefois la vision qui prévaut dans les institutions juives plus inspirée par la peur ou par un alignement systématique sur les positions d’Israël que par une réalité qu’il ne conteste pas par ailleurs. A le lire, l’actuelle secousse serait effective mais gonflée, surtout si on la compare à toutes les époques antérieures, y compris dans la période d’après-guerre.

De plus, l’antisémitisme “à gauche” – plutôt que “de gauche”, dit-il – a bel et bien existé. Mais depuis la fin du XIXe siècle, il n’a jamais été inscrit au programme d’aucun parti progressiste, à la différence de ce qui s’est passé à droite. Il émane surtout de secteurs et de personnalités marginales, aux thématiques bien particulières : Auguste Blanqui et ses disciples, les déçus du dreyfusisme, les socialistes pacifistes hostiles à Léon Blum, une ultra-gauche ferment du négationnisme, la gauche antiparlementaire, etc.

Michel Dreyfus reconnaît les limites de son approche, qui se cantonne aux publications et aux militants les plus en vue, et laisse en jachère, faute d’enquêtes disponibles, le monde du travail lui-même. Tout en se fondant sur de nombreuses monographies consacrées au sujet, il a le mérite d’exhumer des itinéraires moins connus de figures du “mouvement ouvrier” gagnées par l’antisémitisme. Certes, Paul Rassinier, ancien communiste puis socialiste, et fondateur du négationnisme qui s’est si bien exporté dans le monde musulman, est désormais bien connu. Mais l’auteur porte le projecteur sur d’autres protagonistes comme Robert Louzon (1882-1976), un des animateurs de La Révolution prolétarienne, revue”syndicaliste” fondée en 1925 par des militants révolutionnaires précocement exclus du PCF.

La thèse de l’auteur est-elle convaincante ? Outre les zones laissées dans l’ombre (l’opinion des ouvriers et des sympathisants), le raisonnement souffre sans doute de ne prendre en considération que les manifestations actives de l’antisémitisme, au-delà de quelques appels convenus à la vigilance. En effet, on peut se demander si un certain aveuglement face à l’antisémitisme “à gauche” n’a pas un effet plus néfaste que l’expression directe de celui-ci, dans la mesure où il contribue à insensibiliser de larges secteurs de l’opinion à l’égard de la haine antijuive. En cette nouvelle indifférence réside peut-être la véritable originalité de la situation actuelle. Cette histoire-là reste à faire.

Par Nicolas Weill, Le Monde des Livres, 27 août 2009.

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