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Drancy, mémoires à vif

Etre à la fois un lieu de mémoire de la Shoah et un lieu voué à l’habitat social depuis sa construction dans les années 1930, tel est le défi qui se pose à la cité de la Muette, à Drancy (Seine-Saint-Denis). Vendredi 21 septembre 2012, François Hollande va inaugurer un Mémorial dans un quartier qui porte son double héritage comme une croix. D’abord celui d’une modernité qui croyait au progrès : ces austères barres en “U” – un des premiers grands ensembles du XXe siècle – ont été conçues par les architectes visionnaires Marcel Lods et Eugène Beaudouin. Inspirés par les agoras à l’antique, ils rêvaient la cité-jardin ouvrière du futur. Le site a été classé en 2001 et les fenêtres du créateur Jean Prouvé, aux cadres et volets noirs, ont été en partie restaurées.

Mais Drancy, de par le monde, évoque une autre réalité. La cité a servi, de 1941 à 1944, de centre de regroupement pour les juifs en partance pour les centres d’extermination, raflés par les Allemands avec l’aide de la police française. “Porte de l’enfer ” et “lieu d’angoisse” sont des expressions de rescapés. A Drancy passèrent 80 000 internés, pour la plupart promis à la mort. Ce fut un lieu où l’on connut la famine, en plein XXe siècle, à cause de l’incurie de l’administration et des gendarmes. De nombreux détenus se sont suicidés par désespoir.

 

Sur les 67 000 personnes déportées à partir de Drancy, seules 3 500 revinrent. Dans la crypte du Mémorial de la Shoah à Yad Vashem (Jérusalem), la ville symbolise la déportation des juifs de France. On pense aussi à la formule rendue célèbre par un livre du sociologue Zygmunt Bauman : Modernité et Holocauste.

 

Il aura pourtant fallu attendre soixante-huit ans après la libération du camp, et la venue de François Hollande, pour qu’un premier ministre ou un président de la République y fasse le déplacement. Jean-Christophe Lagarde, le maire (Nouveau Centre) depuis 2001, s’est investi dans la préservation de la mémoire du site. La mairie a préempté et cédé le terrain, situé face à la cité, où s’ouvrira, le 23 septembre, le Mémorial. M. Lagarde juge “indécent” ce long oubli public, ce désengagement d’un Etat qui a pourtant reconnu, en 1995, sa responsabilité dans la déportation des juifs de France.

 

“Ne pas gêner”

 

Le projet a été financé à 100 % par la Fondation pour la mémoire de la Shoah (FMS), qui assurera aussi le fonctionnement du site. Des voix s’étonnent que l’argent des juifs assassinés serve à perpétuer la mémoire de leur propre séquestration. Formée par les fonds en déshérence issus de la spoliation des juifs de France et restitués par l’Etat (son capital est de 393 millions d’euros), la FMS a été créée en 2000 pour devenir l’acteur incontournable des entreprises mémorielles autour de la Shoah. Au début, ni Simone Veil, qui était alors présidente de la FMS, ni Serge Klarsfeld n’ont approuvé l’idée de M. Lagarde de transformer toute la cité en Musée de la déportation des juifs. Plus de 500 personnes, souvent économiquement fragiles, y sont logées, et des rumeurs d’expulsion circulaient parmi les locataires.

 

“Il fallait que la cité de la Muette demeure un lieu de vie, explique Serge Klarsfeld, et ne pas gêner les gens.” D’où le choix d’un musée légèrement à l’écart des immeubles de la cité ? Ces derniers se reflètent néanmoins dans les larges fenêtres-miroirs du Mémorial. Etre à côté et non dans la cité, c’est déjà le cas pour le monument du sculpteur Shelomo Selinger, érigé en 1976, et d’un wagon symbolique, posé en 1988. Quant à la prise en charge par l’Etat, Simone Veil n’en voulait à aucun prix, et Serge Klarsfeld non plus : “La FMS a pour vocation la mémoire. C’est donc assez normal que ce soit elle qui s’en occupe, et l’opinion publique ne l’aurait pas compris autrement.”

 

L’historienne Annette Wieviorka, qui vient de publier avec Michel Lafitte «  A l’intérieur du camp de Drancy », partage cet avis. Mais elle s’inquiète : “Ce Mémorial a été décidé au début des années 2000, à une époque où la situation économique était meilleure. Et comment faire vivre ces centres dans une période où le devoir de mémoire n’est plus aussi central qu’autrefois ?” Certains estiment en effet que la FMS a mieux à faire que de construire un mémorial. Le temps ne serait plus à celui des témoins ni de la réparation, mais à la pédagogie et à la transmission. L’universitaire Rachel Ertel, qui vient de traduire du yiddish A pas aveugles de par le monde, roman-fleuve d’un rescapé des camps, Leïb Rochman, a fait partie de la commission culture de la fondation, et elle se montre également dubitative. Déambulant sous le péristyle de la cité de la Muette, elle pense que l'”argent aurait été mieux employé à financer des projets culturels. C’est comme pour la guerre de Troie : ce qui entretient la mémoire, c’est la littérature, et à l’avenir, c’est la littérature qui la portera”.

 

A le voir fini, le musée et centre de documentation, conçu par l’architecte suisse Robert Diener, paraît à Rachel Ertel plus discret qu’elle ne l’appréhendait. La FMS affiche ses chiffres pour se défendre d’avoir cédé au gigantisme : le bâtiment a coûté 15 millions d’euros, et il faudra 1 million pour le faire fonctionner. Philippe Allouche, son directeur général, estime qu’il pèsera de 5 % à 10 % sur les financements accordés par la fondation. Contre 46 % pour le Mémorial de la Shoah parisien (situé dans le quartier du Marais, 4e arrondissement), rénové en 2005, qui accueille environ 200 000 visiteurs par an.

 

Justement, le mémorial parisien a été le maître d’oeuvre et l’opérateur de celui de Drancy, qui en sera même une annexe, en visant les scolaires. L’institution dirigée par Jacques Fredj prendra ainsi le relais d’une association locale de bénévoles, le Conservatoire historique du camp de Drancy, qui opérait dans la cité. “Nous avons veillé à ce que les 2 500 m2 de locaux ne soient ni arrogants ni somptueux, affirme M. Fredj. Est-ce que les 400 m2 consacrés à l’exposition permanente sont pharaoniques ? Le bâtiment est sobre, transparent, et il s’insère très bien dans le tissu urbain.”

 

L’exposition multimédia retracera l’histoire et le fonctionnement du camp, et la vie quotidienne des internés. Peu d’objets ont subsisté du passage, parfois bref, des juifs dans la cité, qui a d’ailleurs, dès 1946, été rendue au logement. Il existe cependant 150 photos d’époque du camp, dont certaines proviennent de la propagande. Quant aux inscriptions et graffitis laissés par les internés sur les murs des caves transformées en cachots, retrouvés et photographiés par l’Américain William Betsch, ils intégreront le Mémorial de Drancy dans un second temps.

 

Reste que Drancy n’est pas le Marais. Comment ce Mémorial vivra-t-il dans un paysage bien moins favorable que celui de Paris, alors que les incidents antisémites sont en expansion en banlieue ? Le wagon a déjà été profané. En 2006, l’imam de Drancy, Hassen Chalghoumi, qui s’est rendu à plusieurs reprises en Israël et que les intégristes affligent du quolibet d'”imam des juifs “, a vu sa maison vandalisée après avoir participé à une cérémonie sur le site du camp et parlé à cette occasion de “l’injustice sans égale” de la Shoah. Il vit sous protection policière.

 

Serge Klarsfeld balaie ces inquiétudes et souligne que les incidents ont été rares. Jean-Christophe Lagarde ne croit pas plus à des manifestations d’hostilité émanant du voisinage. Un gros effort a été entrepris en direction des scolaires. “Le seul risque, concède le maire, peut provenir du mélange entre les locataires et les visiteurs. Longtemps, quand on parlait “mémoire”, les résidents répondaient “conditions de vie”. L’office départemental des HLM a engagé des travaux, et ils ont vu que l’on s’occupait d’eux.”

 

“Aller chercher un public pas vraiment acquis”

 

Jacques Fredj, lui, est bien conscient du problème : “Drancy constitue un cas unique, au sens où l’on a maintenu des habitations dans ce qui a été un lieu d’internement.” Westerbork, le Drancy néerlandais, et l’équivalent belge, l’ancienne caserne de Malines, ne sont plus habités. “Les habitants de Drancy n’ont pas choisi d’habiter sur le site d’un camp, poursuit le directeur du Mémorial. Cette population se voit imposer une mémoire qui est celle de notre pays, mais qui n’est sûrement pas à placer sur leurs épaules.”

 

M. Lagarde espère que le Mémorial servira à dissuader les visiteurs d’aller traîner dans les cages d’escalier à la recherche des anciennes “chambrées” du camp. “Nous ne sommes pas naïfs face aux difficultés qui nous attendent, ajoute M. Fredj. En allant dans le 93, nous nous exposons. Mais nous attendons ce moment avec impatience. Aller chercher un public pas vraiment acquis, c’est un défi.”

Nicolas Weill

 

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