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Après l’affaire Merah : Cet antisémitisme que l’on ne veut pas voir

PAR Malik Aït-Aoudia et Martine Gozlan

Que révèle l’agression de trois jeunes juifs à coups de marteau et de barre de fer à Villeurbanne ? «Marianne» a enquêté sur place auprès des victimes, à la sortie des mosquées, et a rencontré des élus locaux. La République est bien malade…

Je l’ai tellement entendue, cette insulte – “Sale juif !” -, mais c’était la première fois que ça se terminait avec une barre de fer et un marteau…» Dans un pavillon de Villeurbanne, Lévi, 19 ans, se repasse en boucle la scène qui a failli le tuer, le 3 juin, tout près d’ici, à 100 m du commissariat de police. Le cri de haine le vise avec ses deux copains, parce que avec leur kippa ce sont des juifs visibles. Le crachat. Les coups. Et puis la meute – plus d’une dizaine d’agresseurs – qui sort des immeubles. Son acharnement. La police, alertée par un témoin, conduira les jeunes gens en sang aux urgences. Le médecin de l’hôpital Edouard-Herriot constate qu’à 2 cm près le coup aurait pu tuer Lévi. Les agresseurs, Français d’origine maghrébine et Français converti à l’islam, se rendront plus tard. Malgré la gravité des faits, le juge des libertés les relâchera, avec interdiction toutefois de regagner leur quartier. Le procureur de la République, indigné par cette mesure d’élargissement, a fait appel.

Pour les juifs de France, un mois après le massacre perpétré à Toulouse par Mohamed Merah, c’est un nouveau choc. Pour Manuel Valls, le ministre de l’Intérieur «c’est la République qui a été frappée». La réaction ministérielle n’est pas un réconfort pour Shmuel : «La République n’a pas été frappée puisqu’on a relâché nos agresseurs ! Est-ce qu’elle sait, la République, tout ce qui s’est passé avant, depuis des années ?» Et c’est un flot de mots, un déluge de souvenirs nauséeux, dans cette maison où les parents découvrent seulement à cet instant ce que leurs enfants ont tu. Eux, n’ont pas oublié l’attentat de 1995 perpétré par Khaled Kelkal contre une école juive de Villeurbanne. La nouvelle génération endure les insultes dans le métro, les menaces au centre commercial de La Part-Dieu où, désormais, on ne va plus jamais. Chalom se souvient. Il a 12 ans – c’était en 2008 – et marche avec sa soeur rue de la Sérénité, si mal nommée. C’est shabbat, jour favori des agresseurs, car les juifs sont de sortie et l’on sait que les jeunes religieux ne veulent pas utiliser leur portable pour ne pas transgresser le jour sacré. Deux garçons en scooter freinent et courent vers eux en criant. Fuite, panique. Shmuel se souvient aussi des retours de Paris vers son internat de Brunoy, à l’âge de 13 ans, et de la bande qui attendait sur le quai de la gare, l’insulte à la bouche : «Hé, les frères juifs, on va vous saigner !»

Toute une nuit ne suffirait pas à égrener la vieille litanie antisémite qui resurgit, intacte, dans la jeune mémoire de ces enfants juifs français. Dans leur douleur, les parents ne sont même pas étonnés. Des parents «visibles» eux aussi, avec leur allure de juifs pratiquants, travaillant dans une école juive comme les victimes tuées à bout portant par Mohamed Merah à Toulouse. Ils martèlent : «Qu’on ne ramène pas ça à un problème de “mésentente communautaire” ! Quand on est insultés et coursés par des jeunes Arabes à La Part-Dieu, des passants non juifs viennent vers nous et nous disent que c’est grave, que nous sommes les boucs émissaires, mais qu’eux aussi n’en peuvent plus des bandes, des agressions, de la violence… L’antisémitisme, c’est aussi l’anti-France !»

Rengaines de la haine

A quelques centaines de mètres de là, sur le cours Emile-Zola, un groupe d’autres jeunes Français sort d’un snack. Ils ont entre 16 et 20 ans. Ils se disent musulmans, mais deux seulement fréquentent la petite mosquée Rahma, située dans un pavillon, pas très loin. L’agression contre les juifs ? Ils font semblant de ne pas être au courant, de ne pas vouloir en parler. A la mosquée Rahma, au contraire, les responsables n’éludent aucune question : «C’est inadmissible et il faut que la justice de la République soit implacable. A la mosquée, on essaie de tenir un discours d’apaisement. Mais on a les plus grandes peines du monde avec des jeunes “salafisés”. Ils sont arrogants et croient tout savoir, surtout lorsqu’ils sont en groupe. Nous n’avons aucun contrôle sur ce qui se dit dans la rue et les quartiers…»

Aucun contrôle, effectivement. Cours Emile-Zola, le vernis d’indifférence craque vite. Et, là encore, c’est un flot de mots qu’on encaisse en essayant de comprendre ce que subissent, tout près, d’autres enfants de la République, leurs bêtes noires : «Les juifs sont les ennemis de l’islam. Depuis l’époque du prophète Mohamed, que le salut soit sur lui, c’est comme cela, les juifs ont toujours comploté… Les juifs ne sont pas de vrais croyants puisqu’ils tuent les prophètes comme Jésus ou essaient de les tuer, comme Mohamed qu’une juive a essayé d’empoisonner. Les juifs sont riches, sont partout, ils tiennent les banques et dominent le monde.» Toutes ces rengaines de la détestation, recyclées à la sauce islamiste : celle des vidéos folles, des prêches hystériques, mais aussi de l’énorme propagande wahhabite très officielle sur les chaînes satellitaires du Golfe. Ce poison se conjugue à une allergie quotidienne : «Les juifs nous narguaient au collège avec leurs vêtements de marque et leurs portables dernier cri !»

D’élèves juifs, il n’y en a pourtant plus beaucoup dans les collèges et lycées publics de Villeurbanne. La plupart des parents ont retiré leurs enfants du collège Pierre-Brossolette, où se multipliaient les frictions, pour les inscrire dans les établissements du VIe arrondissement lyonnais, plus huppé, mitoyen de Villeurbanne, ou dans les écoles juives : soit se fondre parmi les autres, soit se replier sur les siens. L’éternel non-choix juif. Dans les deux cas : aucune solution.

Car le 14 juin, en fin de journée, une jeune fille d’un lycée public de ce VIe si chic a été agressée et insultée – parce que juive – par une de ses camarades, suivie jusque chez elle par deux garçons venus en renfort. Course dans l’escalier, coups de pied sur la porte. La mère de l’enfant croit avoir affaire à de simples vauriens, elle ouvre pour leur imposer silence. On hurle : «Sales juives, on va vous saigner !» Elle referme la porte de toutes ses forces, épouvantée. Situation assez sérieuse pour que le procureur de la République, mis immédiatement au courant par Marcel Amsellem, le président local du Crif, de plus en plus alarmé par cette série noire, convoque le 18 juin «les représentants des cultes, des collectivités locales et de l’Etat pour élaborer une déclaration commune».

Mais comment arracher à leurs certitudes délirantes ces Kader ou Reda qui paradent sur le cours Emile-Zola, ou sur la place des Gratte-Ciel, en face de la mairie ?

«Ecoute, un juif est un sioniste et un sioniste est un juif, tout le reste c’est pour nous embrouiller, pour nous faire croire que certains sont gentils alors qu’ils défendent tous le génocide des Palestiniens !» Au même moment, dans le salon familial, Lévi résume de son côté :

«On sait bien que, dans leur tête, ils sont des Palestiniens et que, nous, ils nous prennent pour des Israéliens. Seulement, nous, on y pense pas, au conflit. On est en France, à Villeurbanne…»

A Vaux-en-Velin, la commune limitrophe, le maire communiste, pour qu’au contraire on y pense constamment, à ce conflit, avait orné depuis 2010 la façade de sa mairie d’un immense drapeau palestinien. Comme si la situation n’était pas assez tendue : début 2009, pendant la guerre de Gaza, il y avait des affrontements dans tous les collèges de Lyon ! La Licra a donc mené le combat, à Vaux-en-Velin, au nom du principe de neutralité, pour que le retrait du drapeau soit finalement ordonné par le tribunal administratif saisi par le préfet. La bataille a duré deux ans. «Il y a une vraie difficulté de l’extrême gauche à masquer son discours antijuif», assène Patrick Kahn, le porte-parole de la Licra.

De toute façon, la petite communauté juive de Vaux-en-Velin s’était repliée sur Villeurbanne. Encore faudrait-il qu’on continue à y semer les germes du «vivre-ensemble», comme dans les discours, au lieu de foncer dans le communautarisme – culinaire d’abord, qui s’installe de manière la plus invraisemblable. «La séparation commence à l’école même, dénonce Michèle Vianès, militante de la laïcité et fondatrice de l’association Regards de femmes. Savez-vous que, dans les cantines des écoles maternelles et élémentaires de Villeurbanne, il y a des jetons jaunes pour le repas des enfants juifs et des jetons verts pour les repas des enfants musulmans !» Au local du PC de Saint-Fons, André Gérin, qui fut maire communiste de Vénissieux, fulmine comme dans son pamphlet les Ghettos de la République : «Quelle honte, quelle inconséquence, ce laisser-faire de tous les partis politiques ! On joue avec la guerre civile…»

Et c’est bien une envie de guerre antisémite qui brûle certains esprits sur le pavé peu tranquille de la bonne ville de Villeurbanne : «Ici, on n’est pas à Gaza, ils ne feront pas leur loi ! On ne libérera la Palestine que si tous les juifs se sentent menacés !» Un rejet physique, avec une «une répulsion pour la kippa, l’envie de les flinguer avec leur chapeau et leurs tresses !»…

«Mort aux juifs !»

Pourtant, au moment de l’agression de Villeurbanne, rien de particulier ne se produisait sur le front israélo-palestinien. Rien à voir avec les manifestations de mai 2010, lors de l’assaut israélien contre le bateau turc qui voulait rallier Gaza. «A ce moment-là, les manifestants, rassemblés par les réseaux des mosquées et les associations d’extrême gauche et brandissant les drapeaux du Hamas et du Hezbollah, scandaient “Mort aux juifs” en plein coeur de Lyon !» rappelle Patrick Kahn.

Pas d’événement majeur aujourd’hui du côté de Gaza ou Jérusalem. Rien que le sale air du temps qui a fini par se confondre avec l’air de la rue de France, du cours Emile-Zola, de la place des Gratte-Ciel. Cette jolie place si chic, dans le style Arts déco, autour de la mairie. Jean-Paul Bret, le maire socialiste de Villeurbanne, s’accroche à ses symboles en répétant les mots convenus, que l’on souhaiterait suffisant pour désamorcer les mines : «C’est un exemple de la diversité, de la mixité sociale, de l’échange…» Il explique que tout le monde se côtoie harmonieusement place des Gratte-Ciel, le samedi : «Les groupes de juifs, qu’on reconnaît facilement même quand ils ne portent pas la kippa, les jeunes musulmans et les dames voilées…»

«Chacun de son côté !»

Ce n’est pas ce que disent beaucoup de juifs : «Autrefois, oui, c’était un bel endroit pour les promenades, le shabbat, raconte Richard Benita, le directeur de la radio juive lyonnaise, c’était l’emblème de la vie douce et bonne à Villeurbanne. Maintenant, mieux vaut ne pas s’attarder…»

Ce n’est pas non plus ce que disent les musulmans : «Ah non ! On ne se fréquente pas, c’est chacun de son côté ! Ils ne nous aiment pas et on ne les aime pas. Quand on se croise, ça peut dégénérer. On les énerve en criant “Palestine vaincra !” lorsqu’ils passent devant nous. Si nous sommes plus nombreux, ils tracent leur route. C’est la preuve qu’ils ne sont pas si forts que ça ! De toute façon, les coups qu’ils ont pris, l’autre jour, c’est normal, les juifs sont arrogants…»

Peu de temps après l’agression de Villeurbanne, des journalistes israéliens sont venus interviewer les victimes. Ils leur ont demandé s’ils comptaient faire leur alya – émigrer en Israël ! Lévi et Shmuel leur ont répondu qu’on ne faisait pas son alya par peur, mais par conviction. Que leur pays, c’était la France. La France, où est né l’un des talmudistes les plus célèbres de l’histoire juive : Rachi, vigneron à Troyes, au XIe siècle. A l’école Beth Menahem, le rabbin Gurewitz sourit dans sa barbe que moquent régulièrement et violemment ceux qui stationnent à La Part-Dieu, devant les magasins ou la gare : «A Lyon, aussi, il y a une grande tradition juive : c’est ici que s’étaient installés les disciples de Rachi, ceux qu’on appelle les tossafistes…»

«On n’a pas à être fichus dehors ! martèle Shmuel, c’est chez nous, ici, même s’il faut essayer d’avoir une bonne situation pour se mettre en sécurité…»

La sécurité ? A l’école Beth Menahem, on a surélevé le mur et le grillage. Une exigence de la préfecture, inquiète depuis plusieurs années. Mais, du coup, la rumeur a couru que les juifs s’enfermaient, que c’était plus fort qu’eux : ces gens-là aimaient les ghettos… Car la rumeur enfle et devient reine sur les maléfices des juifs. Rumeur d’Internet bienvenue, car elle «permet de mieux voir le monde, pas celui que présentent les médias vendus aux juifs», comme on dit à la sortie de la mosquée Rahma. Ici, on a ses stars : «Dieudonné qui lutte tout seul contre le lobby juif» et… «Mohamed Merah, un jeune comme nous qui a mis en échec toute la police française pendant plusieurs jours et qui a tué des juifs comme les soldats israéliens qui tuent des enfants palestiniens !»

Le seul nom de Merah grossit le flot des confidences, renforce les alluvions boueuses de l’identification avec le criminel :

«On a été scandalisé par la minute de silence dans les écoles de France pour les enfants juifs victimes de Merah, alors que pour les milliers d’enfants palestiniens, afghans ou irakiens il n’y a que le silence !»

Chez Lévi et ses parents, on sort la lettre d’une parente adressée au lendemain de l’agression au marteau et à la barre de fer. Fille de déporté, elle dit avoir peur pour les petits cousins.

De l’autre côté de la frontière invisible – car à Villeurbanne, juifs et musulmans habitent les uns en face des autres, les uns à côté des autres -, on blague : «La Shoah, c’est une invention pour dominer le monde !» «Même si c’est vrai, tempère un modéré, les juifs ne sont pas les seuls à avoir souffert.»

Azzedine Gaci, recteur de la mosquée Othman, plus officielle que la mosquée Rahma, et ex- président du conseil régional du culte musulman, a assuré la communauté juive de sa solidarité. En revanche, il est persuadé «que la communauté nationale ne se sent pas investie par la défense de sa communauté musulmane autant qu’elle l’est par la défense de sa communauté juive».

Parole contre parole

Trois jours après l’agression, en effet, un adolescent musulman, cette fois, affirme avoir été «agressé» par un adulte juif. Lequel fut mis en garde à vue avant d’être relâché. Il y aura procès. Ce suspect poursuivi – qui a une longue histoire d’agressions et d’injures antisémites contre lui, comme tout le monde ici – explique en être venu aux mains à la suite d’une injure de trop. Bilan : un doigt tordu. La justice, embarrassée, constate que ce sera parole contre parole. Un communiqué de la communauté musulmane mettant les deux agressions – la bousculade et l’attaque au marteau et à la barre de fer de Villeurbanne – sur le même plan et s’en prenant aux médias «pour lesquels il y a deux poids, deux mesures», sème l’indignation dans la communauté juive.

«Il y a la certitude chez les musulmans, pratiquants ou non, que l’on peut s’en prendre à eux sans aucun problème, continue à affirmer Azzedine Gaci, recteur de la mosquée Othman. Avec les affaires du foulard, de la viande halal et enfin l’émotion autour de l’affaire Merah, on se sent au ban de la nation…»

Un discours venu d’en haut, en termes sans doute plus choisis que dans les barres d’immeubles. Mais en est-il vraiment si loin ?

La Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), rattachée au Premier ministre, analyse l’évolution du racisme sous toutes ses formes depuis 1991. S’appuyant sur les chiffres fournis par le ministère de l’Intérieur, elle permet une visibilité sur vingt ans. Le nombre d’actes et de menaces antisémites recensées sur le territoire national, qui fluctue en fonction de l’actualité, est en progression régulière depuis 1991 (voir courbes). Selon le dernier rapport publié au printemps 2012 par la CNCDH, les 389 faits antisémites recensés en 2011 se décomposent en 129 «actions» et 260 «menaces». Sur les 129 «actions», 57 ont visé des personnes, dont 13 mineurs. Trente-cinq synagogues, un consistoire et un local de prière ont été pris pour cible, sans compter 7 cimetières. Les enquêtes ont permis l’arrestation de 36 personnes, dont 28 mineurs. Dix-neuf de ces «actions» sont imputables à des auteurs d’origine maghrébine et de confession musulmane et 15 ont un lien avec l’idéologie néonazie. Côté «menaces» et actes d’intimidation, policiers et gendarmes ont constaté 100 inscriptions antisémites, 114 agressions verbales et 46 distributions de tracts, courriers ou affiches. Sur les 32 personnes interpellées, 9 étaient mineures. L’Ile-de-France concentre la plupart des agressions et menaces antisémites, devant la région Rhône-Alpes et Paca. L’Alsace et le Nord – Pas-de-Calais suivent. Ces chiffres dépendent évidemment de l’action des policiers et des gendarmes censés les traiter. L’enregistrement des plaintes des victimes d’actes à caractère raciste peut varier au gré des époques, de l’actualité et des consignes gouvernementales. «La comptabilisation des “actes de discrimination” dépend non seulement de leur constatation par un service de police ou une unité de gendarmerie, mais aussi de la sensibilité des agents à cette thématique», admet un membre de l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP). Président du Bureau national de vigilance contre l’antisémitisme, fondé en 2001, l’ancien commissaire de police Sammy Ghozlan évoque pour sa part un écueil majeur. «La crainte de représailles et le souhait de ne pas dramatiser découragent un certain nombre de victimes de déposer plainte», assure-t-il. Un chiffre noir sans doute accru par la difficulté que rencontrent parfois les enquêteurs à l’heure de consigner cette «circonstance aggravante» qui distingue l’agression antisémite de l’agression tout court.

Marianne, Samedi 23 juin 2012.

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