Alain Finkielkraut est philosophe, écrivain et membre de l’Académie française.
LE FIGARO – Plusieurs ouvrages* qui sortent cet automne font la comparaison entre notre époque et les années 1930. Ils invoquent la crise économique, la montée des populismes, l’antisémitisme. Trouvez-vous cette analogie pertinente?
Alain Finkielkraut – À en croire, par ordre d’entrée en scène, Enzo Traverso, Luc Boltanski et Arnaud Esquerre, Edwy Plenel, Philippe Corcuff, Renaud Dély, Pascal Blanchard, Claude Askolovitch et Yvan Gastaut: les années 1930 sont de retour. La droite intégriste et factieuse occupe la rue, la crise économique pousse à la recherche d’un bouc émissaire et l’islamophobie prend le relais de l’antisémitisme. Tous les auteurs que j’ai cités observent, comme l’écrit Luc Boltanski: «la présence de thèmes traditionalistes et nationalistes issus de la rhétorique de l’Action française et la réorientation contre les musulmans d’une hostilité qui fut dans la première moitié du XXe siècle principalement dirigé contre les juifs».
Cette analogie historique prétend nous éclairer: elle nous aveugle. Au lieu de lire le présent à la lumière du passé, elle en occulte la nouveauté inquiétante. Il n’y avait pas dans les années 1930 d’équivalent juif des brigades de la charia qui patrouillent aujourd’hui dans les rues de Wuppertal, la ville de Pina Bausch et du métro suspendu. Il n’y avait pas d’équivalent du noyautage islamiste de plusieurs écoles publiques à Birmingham. Il n’y avait pas d’équivalent de la contestation des cours d’histoire, de littérature ou de philosophie dans les lycées ou les collèges dits sensibles. Aucun élève alors n’aurait songé à opposer au professeur, qui faisait cours sur Flaubert, cette fin de non-recevoir: «Madame Bovary est contraire à ma religion.»
Il n’y avait pas, d’autre part, de charte de la diversité. On ne pratiquait pas la discrimination positive. Ne régnait pas non plus à l’université, dans les médias, dans les prétoires, cet antiracisme vigilant qui traque les mauvaises pensées des grands auteurs du patrimoine et qui sanctionne sous le nom de «dérapage» le moindre manquement au dogme du jour: l’égalité de tout avec tout. Quant à parler de retour de l’ordre moral alors que les œuvres du marquis de Sade ont les honneurs de la Pléiade, que La Vie d’Adèle a obtenu la palme d’or à Cannes et que les Femen s’exhibent en toute impunité dans les églises et les cathédrales de leur choix, c’est non seulement se payer de mots, mais réclamer pour l’ordre idéologique de plus en plus étouffant sous lequel nous vivons les lauriers de la dissidence.