J’entends souvent cette remarque exaspérée, au détour d’un article publié sur ce site, ou proféré lors d’une conversation informelle “mais pourquoi vous autres les juifs, vous êtes tout le temps à défendre Israël ?”.
Pourquoi vous affichez toujours un soutien inconditionnel envers ce pays ?
Pourquoi vous ne vous permettez jamais de le critiquer comme si ce pays n’avait rien à se reprocher ?
Cette apostrophe est des plus fondées.
Oui, force est de reconnaître que publiquement, nous avons plutôt tendance à afficher ce fameux “indéfectible soutien vis-à-vis d’Israël” comme si, en abordant cette question, nous perdions notre sens critique, notre capacité de jugement, notre faculté de raisonnement.
Comme si, devenant des automates d’une pensée formatée et répétitive, nous nous improvisions porte-paroles intransigeants de ce pays.
Pourtant, ce n’est pas tellement que nous n’avons rien à lui reprocher.
C’est qu’en tout premier lieu, nous nous sentons d’abord illégitimes à juger les agissements de personnes qui elles, ont décidé, contrairement à nous, bien souvent sur les ruines ensanglantées de la seconde guerre mondiale, que leur destin devait s’inscrire en Israël, avec toutes les conséquences que ce choix implique.
Qu’ayant décidé de vivre en diaspora, dans le confort souvent douillet de nos sociétés occidentales, nous avons tourné d’une certaine manière le dos à ce pays qui quelque part devrait être aussi le nôtre, et que partant, nous nous sommes disqualifiés pour émettre un quelconque avis sur la façon dont les israéliens devraient se comporter.
Au nom de quoi, nous qui n’avons pas passé trois années de notre vie à servir dans les forces armées, qui ne connaissons pas la réalité de vivre dans une contrée où le pire est toujours possible, un pays que nous connaissons somme toute fort mal, ignorants des réels problèmes qu’un israélien peut rencontrer dans sa vie au quotidien, serions-nous aptes à lui commander d’agir selon nos seuls référents ?
Et pourtant, il est bien évident que pour la plupart d’entre nous, nous n’approuvons pas la façon dont Israël parfois se conduit avec ses minorités.
Que nous avons grand mal à comprendre, à titre d’exemple, le pourquoi de cette colonisation qui ne veut pas cesser, que chaque nouvelle annonce de la construction de nouvelles habitations nous interpelle et, bien souvent, nous navre.
Nous ébranle.
Nous laisse interloqués.
Bref que non, nous ne considérons pas qu’Israël serait par nature un pays de lait et de miel qui agirait, sous toutes circonstances, de la manière la plus appropriée possible, d’un pays qui serait sans défaut, absolument parfait, lévitant dans une mer de béatitude.
Sauf que ce désaccord nous ne pouvons l’exprimer publiquement pour la simple et bonne raison que nos propos seraient dans la minute même exploités par des organisations, mouvements et groupuscules pour qui l’existence même d’Israël pose problème.
Que nos réflexions seraient sciemment détournées et déformées afin qu’elles servent à légitimer un discours qui tend à présenter Israël comme une nation par essence malfaisante, coupable d’agissements criminels, laissant à prouver que seule sa totale disparition règlerait tous les problèmes.
La puissance du ressentiment, en France notamment, vis-à-vis d’Israël est si outrancier, si irrationnel, si entaché d’une idéologie pestilentielle, si dégagé de toute nuance, qu’elle nous condamne par réaction à adhérer à sa politique.
Nous sommes contraints, par le truchement de cette violence professée par une grande partie de l’opinion accablant Israël de tous les maux, n’ayant cesse de le vilipender, le mettant à l’exergue là où, pour d’autres contrées infiniment plus outrancières dans ses manquements à la personne humaine, elle affiche une mansuétude complaisante à soutenir envers et contre tout, et parfois même malgré nous, ce pays.
Étant au final intimement persuadés, que quand bien même Israël parviendrait à négocier une paix véritable, les critiques à son encontre ne cesseraient jamais, comme n’ont jamais cessé, depuis la nuit des temps, les brimades, les pogroms et les génocides que le peuple juif a eu à subir.
Laurent Sagalovitsch, Slate, 19 décembre 2013