Quand la haine se déguise en humour, que le rire devient obscène, quand l’abjection se drape dans la liberté d’expression, nos sociétés démocratiques se révèlent fragiles, écrit pour les “Echos” le philosophe Roger-Pol Droit.
En quelques jours, l’affaire Dieudonné est devenue nationale. Ministres, préfets, magistrats, juristes, médias, réseaux sociaux, conversations privées se retrouvent mobilisés par Dieudonné et son antisémitisme. Désormais omniprésentes, les questions soulevées semblent à la fois très simples et fort embrouillées. Il est aisé de voir que sont inacceptables la négation des chambres à gaz, la dérision des massacres nazis, le soutien aux lois antijuives de Vichy. Interdire, donc. Surgissent aussitôt les complications : moyens légaux incertains ou faibles, risque de transformer ce délinquant en héros d’un feuilleton médiatique qui le starifie au lieu de le bannir et dont on ne joue sans doute que les premiers épisodes. Pourtant, à l’arrière-plan, d’autres leçons se profilent, qu’il convient de tirer.
D’abord, la grande vulnérabilité des sociétés démocratiques face à ce genre de situation. Quand la haine se déguise en humour, quand le rire devient obscène, quand l’abjection se drape dans la liberté d’expression, cette fragilité devient visible. Relative, sans doute, car il existe effectivement un arsenal de lois. Mais malgré tout fragilité réelle, si l’opinion commence à vaciller.
Des républiques s’effondrent sous les effets conjugués de crises et d’idées meurtrières
L’histoire du XXe siècle a montré comment des républiques s’effondrent comme château de cartes, sous les effets conjugués de crises et d’idées meurtrières. A présent, le risque et l’abjection se démultiplient impunément par viralisation numérique. Les garde-fous officiels, indispensables, se révèlent friables.
En réalité, le point central ne concerne ni les procédures, ni même les principes. Il réside dans les consciences. A quoi la République, faite de nous tous, accepte-t-elle de consentir ? Quel degré d’attachement collectif subsiste envers l’incarnation de l’égalité, de la dignité, de la fraternité ? Pour beaucoup, heureusement, ce sont encore et toujours des idéaux pratiques, vers lesquels il nous appartient de cheminer sans cesse. Mais, pour d’autres, dont le nombre aujourd’hui augmente, ce ne sont plus que des mots, voire des pièges, dont il conviendrait de ne plus être dupe.
Ce que fait voir l’affaire Dieudonné, plus nettement que jamais, c’est le clivage croissant entre deux faces de la France. D’un côté la République, rassemblant tous ceux qui s’accordent sur les principes régulateurs, qu’ils aient le cœur à droite ou à gauche, qu’ils fréquentent église ou mosquée, temple ou synagogue, loge ou rien. Rurale ou citadine, riche ou modeste, connectée ou non, cette France se souvient clairement de 1789, de la Constitution, des valeurs qui fondent la démocratie. Et elle y tient. L’autre face, elle, ne s’embarrasse plus de tout cela, qu’elle considère comme balivernes. C’est pourquoi elle ne trouve pas Dieudonné sinistre, mais hilarant, attirant, provocant, voire libérateur. Sans ce public qui remplit les salles, fréquente son site Web, s’exerce à faire la quenelle, le prétendu artiste, dépourvu d’audience, s’époumonerait en vain.
A présent, le risque et l’abjection se démultiplient par viralisation numérique
Ceux qu’il réjouit sont certes disparates, venus d’horizons dissemblables, mais ce qui les réunit est un autre héritage français, dont on n’aime guère rappeler l’ancienneté ni la persistance. Cette tradition est celle de l’abjection que constitue la haine antisémite. Drumont, Vacher de Lapouge, Maurras, Daudet et quantité d’autres ont entretenu cette ignominie. Elle a nourri le régime de Vichy, dont on ne rappellera jamais assez qu’il a très vite promulgué, de sa propre initiative, les lois antijuives d’octobre 1940, avant d’organiser, avec zèle, la collaboration nationale aux déportations vers les camps de la mort.
Il est vrai, même s’il est désagréable de le rappeler, que Pétain fut populaire, que les persécutions et spoliations des Juifs n’ont ému à l’époque que quelques poignées de gens. La plupart des Français s’accommodaient de l’abjection en silence, beaucoup postaient des lettres de dénonciation aux autorités. Cette France rance fut longtemps recouverte par le mythe gaullien du peuple résistant, se libérant héroïquement des nazis. Elle n’est pas morte. Par temps de crise et de désarroi, voilà qu’elle commence à relever la tête, dans une fraternité paradoxale avec cet anticolonialisme virulent qui génère l’antisionisme. C’est cette réalité-là qu’il faut savoir constater et combattre. C’est bien une affaire nationale, à tous les sens.
Par Roger-Pol Droit
Les Echos, 9 janvier 2014