Dieudonné, révélateur des nouvelles haines raciales ?
Pierre Mertens, écrivain, Le Monde, 3 janvier 2014.
Alors que le gouvernement s’interroge sur les mesures à prendre contre Dieudonné M’bala M’bala, auteur de propos diffamatoires à l’encontre de Patrick Cohen, journaliste à France Inter, le débat s’ouvre sur l’apologie de la discrimination et ses déclinaisons.
Ah ! Liberté d’expression, que ne ferait-on en ton nom ? Ainsi on pourrait rire de n’importe quoi et avec n’importe qui, mais plutôt des « infréquentables », car le droit à l’humour (sic) ne connaîtrait point de limites. De même, le bras de (dés) honneur d’un sportif devrait lui valoir les acclamations réservées à toute manifestation du courage d’exhiber ses opinions, de quelque nature fussent-elles.
La Cour européenne des droits de l’homme ne vient-elle pas de s’illustrer brillamment en refusant d’assimiler à un crime de négationnisme le déni du génocide des Arméniens en 1915 ? !
Le négationnisme a sa version hard : déni de la Shoah. Mais aussi sa version soft : minimisation, sous-estimation de la gravité des génocides et de l’affirmation triomphante d’opinions racistes.
UN ÉCRIVAIN MAJEUR DE LA DÉPORTATION
C’est ainsi que j’ai été poursuivi en justice en Belgique, dans mon pays, par un leader flamand que j’avais qualifié de négationniste dans les colonnes du Monde parce qu’il s’était gaussé du repentir manifesté par ses concurrents politiques au sujet des rafles de juifs à Anvers en 1942. Pour moi, les saillies de Dieudonné, le geste haineux d’Anelka n’apparaissent pas inoffensifs mais rien moins qu’inavouables.
Le 10 décembre 2013, à l’ambassade d’Allemagne, j’ai rendu hommage à un écrivain majeur de la déportation, Jorge Semprun (1923-2011). Le titre de son ultime ouvrage, Exercices de survie (Gallimard, 2012), paru après sa mort, se referme sur un mot lumineux et éclatant : « Survie ». C’est à quoi il se préparait, c’est à quoi nous devons, à notre tour, nous préparer, parlant de lui, car il sera à jamais un grand survivant.
Jean Cayrol, à sa libération de Mauthausen, se définissait non comme un rescapé mais comme un être bénéficiant d’une seconde vie. Il y a, au fond, ceux qui vivent ou croient vivre comme si cela n’avait pas eu lieu, et ceux qui savent, désormais, que c’est la clef de notre Histoire. Entre les deux, on dirait qu’il n’y a personne.
Jorge Semprun a mis dix-sept ans avant de se décider à écrire son premier livre sur Buchenwald. Chaque jour passant, il découvrit qu’il lui fallait parler d’abord non du camp lui-même mais du voyage initiatique qui l’y avait conduit et de celui qui l’en avait ramené. L’apprentissage passait d’abord par un désapprentissage.
L’INHUMANITÉ ABSOLUE
Il convenait de se souvenir que la vraie vie et le monde réel avaient été plongés dans l’inhumanité absolue. On nous rebat les oreilles avec un devoir de mémoire, c’est bel et bien mais à condition de ne pas omettre que cela commence par un droit, un accès illimité à notre mémoire dont on fasse usage, sans quoi elle s’userait, se déchirerait dans ses plis. Le négationnisme commence par l’autocensure.
La parole va devoir passer et, déjà aujourd’hui, aux témoins mêmes des témoins. D’aucuns estiment que c’est là une proposition impossible puisque les acteurs de l’horreur finale sont déjà morts. Si les bourreaux, eux, ont bel et bien pensé et mis en oeuvre la « solution finale » dont ils rêvaient, comment refuser aux héritiers des victimes la capacité de la penser, à leur tour, et de la mettre en mots ?
Lorsque fut révélée, à leur libération, dans toute son ampleur, l’effarante vérité des camps de la mort, il n’a pas manqué, pourtant, de beaux esprits pour considérer que la culture n’ayant opposé nul bouclier à la barbarie, on ne devait, on ne pouvait plus écrire après Auschwitz.
Beaucoup d’utiles et beaux témoignages furent écrits dans l’urgence, pour parer au plus pressé, de peur que se diluât la mémoire du crime de masse, aussi colossal fût-il et sans doute parce qu’incommensurable, justement. La restitution brute, simple et immédiate de l’horreur vécue n’apportait-elle pas, avec elle, une garantie plus grande d’authenticité ?
IMAGINATION, HÉRITIÈRE DE LA MÉMOIRE
Quand le travail testimonial aura, par la force des choses, vécu en même temps que les ultimes survivants, il reviendra des hommes d’imagination pour prendre le relais. L’imagination n’est pas toujours une concurrente de la mémoire, elle peut en être la digne héritière. Elle peut s’opposer aux impostures et aux falsifications. Il lui reviendra, à elle, d’offrir une version honnête, fidèle et crédible de l’Histoire.
Vous qui fûtes ses contemporains immédiats, vous ne commémorez pas, à vrai dire, une disparition, mais le 90e anniversaire de l’apparition, parmi nous, de l’un de ceux qui nous remit, en partant, en feignant de partir, un somptueux viatique pour accompagner notre propre voyage. Car il n’est pas un seul de ces « voyageurs que nous sommes » qui ne reçoive pour son excursion, quelle qu’en soit l’importance, un don essentiel pour le nourrir durant son équipée, de la part des écrivains qu’il aura pris la peine de lire.
Nous souscrivons à l’égard de cette sorte de gens une dette inestimable. Comme le disait René Char (1907-1988), évoquant une patrie spirituelle aux frontières indéfinissables : « Dans mon pays, on remercie. »
Quand on demandait à Jorge Semprun s’il se vivait plutôt comme Français ou Espagnol, écrivain ou – un temps – homme politique, il répondait : « Je suis un ancien déporté de Buchenwald. Ich bin ein Buchenwalder. » Et j’ajouterais volontiers : « Er war ein grosser Lebender. “Il était un grand vivant.” Er ist unverjährbar. “Il est imprescriptible.” »
- Pierre Mertens (Ecrivain)
Ce texte est un extrait actualisé de l’hommage que l’écrivain belge de langue française Pierre Mertens, auteur des «Eblouissements» (Seuil, 1987, prix Médicis) et d’«Ecrire après Auschwitz?» (La Renaissance du livre, 2003), a rendu à Jorge Semprun (1923-2011), à l’occasion du 90eanniversaire de sa naissance, à l’ambassade d’Allemagne.