Longtemps accusé de complaisance envers les dérapages antisémites de l’extrême droite, le gouvernement du premier ministre conservateur hongrois Viktor Orban se distingue désormais par son zèle sur le sujet, et veut encourager un travail de mémoire dans le pays à l’occasion du 70e anniversaire des déportations en Hongrie, au printemps 2014.
La conférence sur l’antisémitisme organisée au Parlement de Budapest, début octobre, avec l’Institut Tom-Lantos – du nom d’un Américain d’origine hongroise, rescapé des persécutions nazies – a marqué un tournant, par la fermeté des discours du vice-premier ministre, Tibor Navracsics, et du chef de la diplomatie, Janos Martonyi. L’un et l’autre ont exprimé l’engagement du gouvernement à protéger tous les citoyens « de ceux qui veulent inciter à la haine » raciale, et à renforcer l’enseignement de la Shoah dans les écoles, pour que les horreurs du passé « ne puissent plus jamais se répéter » .
« Nous sommes aussi responsables de la Shoah » , a déclaré M. Navracsics, rompant avec la thèse commode – assumée de façon implicite dans le préambule de la Constitution de 2011 – selon laquelle la déportation de 600 000 juifs et Tziganes hongrois a été le fait des occupants nazis et des fascistes locaux, l’amiral Miklos Horthy, régent de Hongrie et allié de l’Allemagne hitlérienne, ayant stoppé le massacre.
Parlant au nom des Hongrois « de bonne volonté » , M. Navracsics, né en 1966, a raconté comment lui et sa famille avaient découvert, à l’occasion d’une visite du camp d’Auschwitz, le destin des Braun, un condisciple de son père et les siens exterminés – une disparition ensevelie, après-guerre, sous un épais silence. « Nos livres d’histoire, a rappelé M. Navracsics, ne nous enseignaient pas que la Hongrie a toujours été une communauté multiethnique et multiculturelle, et que les juifs en faisaient partie. »
Ce mea culpa n’est pas tout à fait inédit. La Hongrie a reconnu, dès 1946, son rôle actif dans la Shoah. « Mais cette insistance et, plus important encore, la façon dont Martonyi a souligné qu’il s’agissait de la position officielle, pas d’une opinion personnelle, ça, c’est nouveau » , analyse Andras Kovacs, spécialiste de l’antisémitisme en Hongrie, présent à la conférence.
Les autorités hongroises ont certes fait en sorte qu’il n’y ait pas de voix discordantes : la jeune militante Eszter Garai-Edler, qui avait dénoncé, en 2012, la passivité de Budapest à l’égard de l’ancien policier Laszlo Csatary, soupçonné d’avoir commis des crimes contre les juifs pendant la guerre, a été jugée indésirable pour avoir présenté, lors d’un colloque du même type à Jérusalem, un rapport sur son pays beaucoup plus critique que la version officielle. La multiplication d’incidents a conduit le Congrès juif mondial à tenir ses assises à Budapest, début mai, sous haute protection policière, ce qui n’a pas empêché des motards d’extrême droite de défiler dans la capitale avec, pour mot d’ordre, « Mettez les gaz! » …
Agressivité verbale
Si les attaques physiques sont rares, l’antisémitisme hongrois se caractérise par une agressivité verbale qui n’a plus cours en Europe de l’Ouest. Dans d’autres pays de l’Union européenne, il serait impensable qu’un établissement subventionné tel que le Nouveau Théâtre de Budapest veuille jouer une pièce antisémite – déprogrammée ensuite devant l’ampleur des protestations. Un député du Jobbik, la principale force d’extrême droite, a proposé de dresser une liste des parlementaires d’origine juive, dont il mettait en doute le patriotisme, tandis qu’un autre a exhumé un prétendu « crime rituel » juif datant du XIXe siècle.
Partagées, dans les années 1990, par 15 % de la population, les opinions antisémites sont montées à 20 % – et se maintiennent à ce niveau – depuis 2006, date de l’apparition du Jobbik dans le champ politique. M. Orban, lui-même, est qualifié, sur les sites radicaux, de « Tzigane vendu aux juifs » .
Son parti, le Fidesz, a trop souvent réagi avec mollesse à cette rhétorique au vitriol, tolérant dans ses propres rangs des embardées antisémites. Mais, à l’approche des élections législatives, prévues en avril 2014, le ton a changé. La lutte contre l’antisémitisme permet d’isoler l’extrême droite, avec laquelle les conservateurs sont en rivalité pour conquérir les suffrages des perdants de la mondialisation.
Le Fidesz a ainsi condamné énergiquement, mi-octobre, les déclarations d’un dirigeant du Jobbik, Elöd Novak, qui a parlé d’ « industrie de la Shoah » et de « gaspillage d’argent public » à propos du fonds – doté de 1,5 milliard de forints (5,1 millions d’euros) – créé par le gouvernement afin de susciter en 2014, dans tout le pays, des mémoriaux de la déportation. En récompense de ses efforts, la Hongrie s’est vue attribuer la présidence, en 2015, de l’Alliance internationale pour la mémoire de la Shoah.
Si M. Kovacs constate qu’un réel « processus d’apprentissage » est en cours sur ce sujet, il estime que la lutte contre l’antisémitisme n’est pas l’élément le plus clivant entre les forces politiques hongroises. « La vraie ligne de partage, dit-il, c’est le rapport à l’Europe. » Or, l’euroscepticisme revendiqué par Viktor Orban ne peut qu’accentuer celui du Jobbik, qui voudrait voir la Hongrie sortir de l’Union européenne.
Le Monde, Analyses, mardi 29 octobre 2013, p. 19