Le programme CoExist de l’UEJF, SOS Racisme, et la Confédération Etudiante dans Libération du 30/04/2013

«Nous, on est d’origines, les vrais Français

n’ont pas d’origines»

REPORTAGE

374990_367271003381362_441103283_n Invités par CoExist à s’exprimer sur les discriminations, des collégiens d’Aubervilliers se sont confrontés à leurs propres préjugés.

Par ALICE GÉRAUD

Elle s’applique, liant ses lettres d’un trait appuyé de stylo-bille. A côté du mot «arabe», elle a écrit «voleur». Une grande partie des élèves de cette classe de troisième a eu la même idée. Sans se concerter. Les mots sont posés sans gêne, provocation ou colère. Son voisin d’en face, un grand garçon souriant, a lui écrit le mot «islamiste». Un autre encore a mis «violeur». Lundi dernier, ces élèves du collège Gabriel-Péri d’Aubervilliers (Seine-Saint-Denis) ont participé durant deux heures au programme CoExist, un dispositif de lutte contre le racisme et l’antisémitisme fondé sur le principe de la déconstruction des préjugés. Avec ce programme, élaboré en 2003 par une psychosociologue, Joëlle Bordet, et une psychanalyste, Judith Cohen-Solal, CoExist fait une centaine d’interventions par an dans les classes de quatrième, troisième et seconde, à la demande des établissements. Il est aujourd’hui mené conjointement par trois associations : l’Union des étudiants juifs de France (UEJF), SOS Racisme et la Confédération étudiante, qui ont 80 bénévoles formés pour jouer le rôle de médiateur durant ces séances un peu particulières. Le principe : les élèves se voient remettre une liste d’une vingtaine de mots à côté desquels ils doivent noter des «mots associés». Exemple : «Si je vous dis “juif”, vous pensez à quoi ?» Par petits groupes, ils dessinent ensuite au feutre ces mots sur une grande feuille, avant de présenter ce travail à l’ensemble de la classe et d’en discuter collectivement avec les deux médiateurs de CoExist. Leur professeur est présent mais n’intervient pas. «Il faut qu’ils se sentent libres de leur parole», explique Judith Cohen-Solal. «Notre idée était de ne surtout pas aller farcir la tête de ces jeunes avec ce qu’il faut penser ou pas. Mais de provoquer des discussions et, surtout, un déclic»,poursuit la psychanalyste. L’exercice est souvent violent. Il est aussi déconcertant. Parce que, au-delà des préjugés sur l’autre, de la bouche de ces adolescents de banlieue sort surtout le catalogue des préjugés que la société leur renvoie. Et qu’ils ont presque fini par intégrer.

Gaillards. Ce jour-là, dans la salle multimédia, les élèves sont vaguement dissipés. Surtout les garçons, qui constituent les deux tiers des 18 élèves de cette classe. Les deux médiatrices de CoExist ont entrepris de les faire asseoir par petits groupes de quatre ou cinq«mixtes». Deux-trois gaillards résistent. Ils ne voient pas l’intérêt de se mettre avec des filles. «N’importe quoi», peste en boucle l’un d’eux, tout en s’exécutant. Chacun reçoit sa feuille de mots. Et, sans réfléchir, ils se mettent aussitôt à écrire. En face du mot femme, les mots qui reviennent le plus, chez les filles comme chez les garçons, sont :«femme battue», «violence», «soumise». Il y a aussi : «mère»,«foyer». En face d’homme : «violent», «dangereux», «sauvage»,«puissant». Une des élèves a écrit «égale de l’homme» pour «femme».Cela fait pouffer un garçon. Coline, l’une des deux médiatrices, l’interroge : «Tu penses que les hommes et les femmes ne sont pas égaux ?» Il répond «non» sur le ton de l’évidence, en haussant les épaules. Ses copains acquiescent. «On n’est pas pareil quand même»,dit l’un. Un autre parle de «supériorité». Et illustre son propos par ses performances en sport. Cela pique les filles qui contre-argumentent. Les médiatrices les laissent engager le débat, se répondre, se contredire.

Mot suivant : «délinquant». Réponses :«jeunes de cités», «casseurs»,«banlieue». Quelques lignes en dessous, il y aura justement «jeunes de banlieue». Et ils écriront, comme en écho : «délinquant» ou même«sauvage». Pourtant, plus tard, durant le débat, ils parleront de discrimination à l’emploi des jeunes de banlieue. Dénonçant les«clichés» de la télé. En face de «black», ils ont noté «racisme»,«inférieur». L’un d’eux dit «voleur». Une fille le reprend : «Non, voleurs c’est les Arabes.» Quelqu’un note que le mot même de «black»est raciste. «C’est les Français qui disent “black” Une fille : «Les Noirs aussi sont racistes.» Son voisin d’en face la regarde interloqué. Ils sont tous les deux Noirs. La fille évoque le regard des Africains sur les Antillais. Dans le petit groupe, finalement, tout le monde en convient.«On est tous le raciste de quelqu’un», philosophe un des garçons. Un autre, fataliste : «Même le mot “noir” est négatif dans la langue française. On dit “travail au noir”“noir c’est noir”…» A «Africain»,reviendra souvent Mali, pays d’origine de beaucoup d’élèves de la classe. Mais aussi, de façon récurrente, «pauvre». Un garçon écrira aussi«éboueur».

Un mot suscite une réaction unanime : «Français», auquel une écrasante majorité appose l’adjectif «raciste». Plus rarement «blanc»,«riche», «bourgeois» ou «parisien». Sur les feuilles de papier, un groupe a dessiné les Français à la manière d’un Woody Allen, avec une baguette et un verre de vin. La médiatrice demande qui est français dans cette classe. Tous les élèves lèvent le doigt. «Donc vous êtes tous racistes et blancs ?» Les adolescents préfèrent, pour se désigner,«français de nationalité». Une fille précise, prenant la parole au nom de ses camarades, et sur un ton pédago à destination des médiatrices : «Nous, on est d’origines. Les vrais Français n’ont pas d’origines.» La médiatrice : «Mais si vous n’êtes pas français, vous êtes quoi ?» Un jeune garçon raconte qu’il est malien en France, français au Mali. «Je suis entre deux chaises», résume-t-il. Puis il tranche, comme pour clore le sujet sur le conflit identitaire : «Je suis musulman.» Les élèves sont prolixes sur ce thème. Ils parlent de leur ressenti lorsqu’ils vont «au bled». «Là-bas, ils nous regardent bizarrement, ils pensent qu’on est riches», dit une jeune fille d’origine indienne.

Le mot «juif» se voit accolé «radin» mais aussi «discrimination»,«guerre» et «faible». Les croquis des collégiens sur le sujet sont plus explicites sur leur ressentiment. L’un d’eux notamment dessine un juif, sous les traits d’un homme portant une kippa sur la tête et en robe longue «comme les imams» mais siglée d’une étoile de David bleue. A côté, un «jeune» se fait arrêter par un policier. L’auteur du dessin légende à l’oral : «Il a fait une blague sur le juif et va en prison.» La médiatrice l’engage à développer son propos. L’adolescent explique : «Si tu fais une blague sur les juifs, c’est direct la justice, alors que sur les Noirs, tu peux faire des blagues racistes. C’est du favoritisme.» Toute la classe s’en mêle, et tous les élèves semblent d’accord. Ils parlent de Dieudonné. Ils évoquent, surtout, l’affaire Twitter, dont ils ne connaissent pas les détails mais dont le sens ne leur a pas échappé. Ils ont le sentiment que la loi n’est faite «que pour les juifs».

Noémie, l’une des médiatrices, militante à l’UEJF, l’association qui a porté plainte contre Twitter suite aux messages #unbonjuif, leur explique la violence de ce que signifie «un bon juif est un juif mort».Elle leur rappelle, aussi, que le racisme est un délit quelles que soient les catégories de personnes visées. Qu’un tweet «un bon Noir est un Noir mort», ne la ferait pas rire non plus. Un élève : «Faire des blagues sur les juifs, c’est pas forcément être raciste.» La médiatrice lui demande à quoi il pense, par exemple, comme blague. L’adolescent ne se fait pas prier. Il se redresse, éclaircit sa voix et lance : «Quelle est la différence entre un juif et une pizza ?» «Le temps de cuisson.» Eclat de rire général. Lorsque le silence revient, la médiatrice demande à la classe à quoi fait référence cette histoire de pizza. Echanges de regards dubitatifs. Seuls deux doigts se lèvent. Une fille dit : «C’est quand on mettait les juifs au four.» Sur la liste de mots, beaucoup se trouveront dépourvus devant «génocide». Certains n’écriront rien en face. Plusieurs choisiront «tueur en série» ou «psychopathe».

Gracieusetés. Parmi les mots qui ne leur inspirent rien, il y aussi«rom». Alors que la Seine-Saint-Denis accueille plus de la moitié des populations roms vivant en France (lire pages 34-35), plusieurs élèves ne connaissent pas ce mot. Certains penseront aux «Romains» ou à l’Italie. Après explication, ils mettront «gitan», «mendiant», «pauvre».Aucun des préjugés, note une médiatrice, qu’elle entend régulièrement dans des quartiers plus favorisés.

Il est en revanche un thème qui a toujours déclenché de violentes réactions depuis les premières séances de CoExist, et quel que soit le profil sociologique des lycéens participant : l’homosexualité. «Ce n’est pas toujours dit d’emblée, ni directement, mais c’est quelque chose de constant. Certainement parce que rares sont les familles où le discours sur l’homosexualité est très clair», explique Judith Cohen-Solal. Les élèves de troisième D du collège Gabriel-Péri n’auront pas dérogé à la règle. En face d’«homosexualité», ils ont beaucoup écrit «PD» et autres gracieusetés. Les dessins étaient tout aussi explicites, une partie des garçons, en bons adolescents surhormonés, ayant mis un zèle artistique particulier à figurer avec le plus de précision et de réalisme possibles leur vision de la sexualité entre deux hommes. Seule une fille, timidement, prononcera le mot «amour» et dessinera un cœur au-dessus de deux bonhommes du même sexe. Le débat qui s’ensuit au sein de la classe, tourne autour d’une sexualité «contre-nature». Ce sera une des rares fois où il sera question de religion, plusieurs élèves expliquant que Dieu avait conçu l’homme et la femme pour se reproduire. On est alors à quelques jours du vote sur le mariage pour tous. La mesure semble inquiéter fortement les élèves, avec cette singulière angoisse : qu’elle crée des vocations et que l’on aboutisse, à terme, «à l’extinction de la race humaine».

A la fin de la séance, un élève nous confie qu’il a trouvé l’exercice intéressant. «Ça fait réfléchir.» Il cite en exemple «les blagues sur les juifs». Sur l’homosexualité, en revanche, il n’est pas convaincu. Valérie Druesme, leur professeure de technologie qui a sollicité l’intervention de CoExist, est persuadée que la séance peut avoir un effet «à long terme».

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